dimanche 19 avril 2015

LA BUVETTE DES ROSIERS / Pézenas (fin).



Entre le jardin public et la buvette mais de l'autre côté de la promenade, de l'avenue mort-née, les jeunes filles en fleur du collège ne lui ont rien laissé. Il n‘a pas de mal à visualiser le chemisier blanc d‘un uniforme et sa jupe plissée, bleu marine, mais même les fantasmes de l'adolescence à venir ne sauront donner un visage, une allure, cette présence qui fondent l‘attirance vers les filles. Est-ce que sa cousine Françoise a travaillé ici ? Ce collège n'est pour lui qu'une grande, une imposante bâtisse sans vie dont le temps est rythmé par les platanes au fil des saisons. Longtemps ce furent les feuilles mortes de décembre avec une poésie lancinante sur une après-midi fânée, d‘Albert Samain. Aujourd'hui, en prime, il perçoit cet ardent débourrage de printemps, couvrant les branches d'un duvet doré, qu‘il ne savait voir alors. 





« Les platanes n'étaient encore qu'un nuage blond, un essaim d'or hésitant sur les branches. » (Henri Bidou). En face de la buvette justement, un portail ouvert, la branche basse, avenante, affectueuse d'un cèdre en majesté (1) ; au fond d'un jardin luxuriant, au milieu de chats en méditation, en contrebas, une maison, la maison aux fleurs d'une poétesse. Était-ce une maîtresse d'école à la retraite ? Il aimait bien l'endroit, la grand-mère aux chats : une atmosphère accueillante, rassurante, pour personnalité fuyante. Les chats dans l‘esprit du lieu, ne puant pas la pisse, comme rue Calquières-Basses où ils étaient avant. Raison de plus pour s‘apprivoiser un peu, oublier un instant le monde menaçant des adultes devant lequel il ne savait que se défiler, prompt à prendre la tangente. Les années passant, jamais il ne sut ou voulu mettre de mots sur ce malaise. Une question de survie peut-être... C'est à peine si aujourd'hui, il veut bien considérer quelques éléments d'explication mais presque pour cautionner, tant on ne doit pas faire confiance aux adultes. Il n‘empêche, dans son insatisfaction ambiante, agaçante, le doute prégnant, les contradictions intimes, ce havre de poésie lui tint lieu de levain. La rencontre d‘une muse, sûrement, lui ouvrit les voies de l‘inspiration. Quelques vers en restent, quelque part, sous un protège-cahier vert. Que pouvait-il alors fixer d‘un fusionnement brouillé de perceptions, de sentiments, de sensations mêlées ? Ce fil poétique arrivait-il à le détacher de son mal de vivre ? 


Paradoxalement, des lignes de force tangibles fouillaient déjà. Peut-être le vieux pont de fer sur la rivière conciliait-il, au-delà d‘une courbe sans rail, l'appel de lointains horizons et l'aventure à nos portes. Le labyrinthe paresseux de la Peyne, un monde où s'affrontent la terre, l'eau et le ciel, avant le cours forcé dans la rigole de béton, a certainement initié ou conforté un éveil à la nature. Un verdier dans un frêne, un rideau de carabènes (2) au vent du nord, un trou abrité des risées, une couleuvre entre les iris jaunes aux longues tiges, un dytique vorace dévorant un têtard, un garçon de douze ans sacrifiant un petit-gris pour une pêche illusoire. Quelle idée !
Cette présence rustique apaisante alliée aux prémices poétiques concrétisait la fuite possible, l‘évasion, un refuge qui alimenterait mauvaises raisons et fausses excuses pour remettre toujours à plus tard le moment, le pas inévitable, l‘abordage qui le verra se coltiner aux autres, aux adultes et avant tout avec lui-même... 

Il habita une drôle de maison dans un drôle de quartier. Il habite un âge dit mûr, lui permettant d‘accepter enfin le gosse qu‘il fut. Comme un bernard-l‘ermite qui regarderait ses coquilles usagées, méditant sur ce qu‘il était et a bien pu devenir, il peut désormais considérer son passé sans éluder, non pas pour se tromper encore en triant le bon et le mauvais mais pour tout garder. Les blocages, les refus, les opinions, les idées en gestation sont indispensables aussi pour grandir et évoluer. Il a suffi d‘une lecture pour que le processus s‘enclenche et parce qu‘on ne voit l‘évolution que dans ce qu‘elle a de constructif et positif, ce déclic lui a rouvert des souvenirs longtemps refoulés. Une barrière s‘est levée sur une métamorphose difficile, sans mettre à mal, cependant, le jardin secret qu‘est l‘enfance.
Une vie comme livrée aux caprices de la rivière, une maison originale dans un quartier qui ne l‘est pas moins, au-delà des faubourgs, en marge des terres, entre deux mondes. Avait-il seulement envie de retrouver ce paragraphe invité au détour d‘une page ? Maintenant que la carte affective en a été tracée, cela ne lui déplairait pas de tout revoir : le Foyer des Campagnes, le monument aux Morts (3) plutôt que les poissons rouges du jardin public, les platanes devant le collège des filles, la gare au toit vraiment vosgien. Finalement, excepté l‘écartèlement psychologique, loin d‘être éthéré, dans un autre monde, cet épisode a cristallisé du concret en formation. Avec l‘attrait pour la poésie s‘est conjugué l‘éveil à la nature. La maison de la poétesse, les limites imprécises entre la terre et la rivière amènent sûrement à réfléchir sur le temps qui nous façonne différents.

Est-ce parce que l‘enfance et la poésie ne meurent qu‘avec nous que le souvenir de la "Buvette des Rosiers" n'est pas près de faner ?

 
(1) "... Les châtaigniers se baissaient jusqu'à terre pour la caresser du bout de leurs branches..." La chèvre de M. Seguin / Alphonse Daudet. 
(2) roseau méditerranéen nommé aussi "canne de Provence", appellation injustement restrictive peut-être, géographiquement et historiquement parlant. en occitan, se dit "carabeno".
(3) loin de paraître comme une originalité sinon une anomalie, la canne du Poilu, représentée dans la sculpture, témoigne d‘une histoire qui mérite d‘être connue. A propos du centenaire de la Grande Guerre injustement oubliée un temps (nécessaire sûrement pour la considérer plus unanimement comme un terrible échec du genre humain), le 8 avril marqua le centenaire de la mort de Louis Pergaud, tombé pour la France près de Marchéville-en-Woëvre (front de Verdun), en 1915.


photos autorisées 1, 3, 4 : wikimedia commons. 2. François Dedieu 1963. 

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