lundi 23 février 2015

SRNCÍ SVÍCKOVÁ mais qui a tourné / Československo / Holoubkov,ma forêt perdue

Srnčí svíčková s knedlíky a rybizovy kompot / Svíčková de chevreuil avec knedliky et sa compote de groseilles.   
 



A présent la version dure, carrément noire, sang caillé, qui ne fait pas mystère de la terrible étreinte sur l’individu de ce qui fut un totalitarisme rouge. Ces rajouts sont précisés en rouge (à lire directement pour ceux qui connaissent bien l'histoire).

Un village en Bohême. C’est l’hiver. De toute façon quelle que soit la saison, il faut avoir l’esprit débrouillard, échanger avec ses connaissances, s’entraider entre gens de confiance, garder l’esprit de troc pour s’en sortir. Le régime assure l’emploi, les soins sont en théorie gratuits mais avec un sentiment d’impatience, d’insatisfaction sinon de déception qu’il vaut mieux cacher. La république socialiste, si elle assure le  travail, si les soins en théorie gratuits sont garantis, bride et pèse sur la vie des gens. Seuls les apparatchiks, entre deux purges, profitent du système et sans la carte du parti, rien n’est facile. L’homme reste un loup pour l’homme : les tenants des lendemains qui chantent peuvent toujours chanter, les idéaux de fraternité ont été trahis et dévoyés dès le début de l’entreprise communiste. 

Grand-mère, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, a entre 60 et 65 ans, peut-être 63. Est-ce la période où elle travaille  encore à la cementarna, la cimenterie qu’elle a réintégrée, bien qu’officiellement à la retraite ? A la maison, il faut aussi s’occuper des poules, des lapins, parfois du cochon à engraisser. Les oies, c’était à l’époque du Protectorat et après la guerre. Il y eut même Lisa, vers 1945, une chèvre, une vraie, gourmande, prompte à s’échapper de sa soupente pour arracher les fleurs, casser le pot et se moquer, telle la koza que Josef Lada sut si bien croquer ! Là, ce sont les moutons. Autrement, comment s’en sortir alors que les pénuries restent chroniques, que les files d’attente s’allongent pour la viande : « fronta na maso » et même pour les légumes quand, à Rakovnik, le tableau sur le devant de porte des « zelenyni », littéralement les "verdures", annonce pour le lendemain une hypothétique livraison de chou-fleur (karfiol) ! Lorsque dans un pays la nourriture tient lieu d’unique consolation, que la population s’y adonne même avec excès au point d’ y consacre l’essentiel des revenus,  on a tout dit... Une des principales tâches du membre disponible d’une famille consiste, en effet, à faire la queue pour la nourriture ; suivant la rumeur et le bouche à oreille, il doit aussi anticiper un arrivage improbable... Un demi-siècle a passé et pourtant nous rions encore de l’oncle Jan, content que ce soit son tour et aussitôt dépité, confus de s’entendre dire « Il n’y en a plus ! », pour du chou-fleur, justement. Si sa déconfiture prête à rire, avec le temps, sûr que sur le moment, suite à des quarts d’heure de patienc, la déception, le frustration prévalurent... J’imagine l’accueil de tante lorsqu’il est rentré les mains vides !

Mamé est disponible ce matin là puisqu’elle se charge d’emmener paître les brebis. Ou alors elle s’est dévouée avant le boulot, tôt le matin. Petit matin gris, au ciel chargé. Aujourd’hui le soleil ne pointera pas sa pâle consolation. Alors, autant avoir l’esprit au travail, une manière d’aller de l’avant, d’entretenir la vie, l’espoir, sans se laisser abattre, une manière de plier aussi, de ne pas se résigner, en attendant mieux. « Prace vola » disent les Tchèques, deux mots sous lesquels on pourrait mettre bien des choses. Babi¹ka, telle que je l’ai connue, a seulement en tête de mener sa tâche à bien, sans ménager sa peine, sans demi-mesure, comme elle l’a toujours fait. Du lever au coucher, sa journée, à la maison ou dehors, se déroule suivant la besogne programmée, l’énergie qu’il faut y consacrer. Le seul moment de détente est peut-être la partie de cartes avec la radio qui ronronne, en fin de semaine, sous la lampe, quand elle lance des piques et fait tant rire grand-père, son « dĕdka misernej » (dois-je traduire ?), quand il gagne !  

Sous son bonnet de laine, engoncée dans sa veste molletonnée et en bottes, elle a dû sortir, mamé, par l’ouverture discrète, secrète presque, donnant sur la forêt, ménagée dans la haute palissade de pieux dédoublés. Il faut passer inaperçu, ne jamais agir à la légère, toujours anticiper les mauvaises réactions, Une prudence élémentaire s’impose... mieux vaut paraître aussi insignifiant qu’hypocrite. La délation est chose courante : quelques moutons peuvent rendre jaloux et la forêt, si elle est à tous, semble plus protégée qu’elle ne l’était au temps des nobles, quand le petit peuple, complice, solidaire, se tenait les coudes pour soustraire quelques petits profits au seigneur. Sous la « Československá Socialistická Republika » (il y aurait tant à dire pour cette dénomination in extenso...), au contraire, tandis que ceux qui se croient plus égaux, comme saura le dire Coluche chez nous, dominent, les petits s’épient, se dénoncent.  Parmi eux, des zélateurs sans nuance du régime, admirateurs des procureurs intraitables contre des ennemis du peuple inventés, virulents, enragés, fanatiques, aveuglés d’idéologie, outranciers dans leur vision communautaire. Cela nous entraînerait trop loin d’embrayer sur le côté castrateur entretenu par un régime policier à l’encontre de l’individu qui doit se retenir, à moins de le payer au prix fort, de dire ce qu’il pense vu que sa liberté lui a été confisquée. Je ne pouvais néanmoins taire l’atmosphère de ces années là, parce qu’elle s’apparente à une chape de plomb qui pèse sur les relations au sein de la société. La famille même n’est pas à l’abri et l’affaire Morozov, pourtant montée en épingle par la propagande soviétique dans les années 30, si elle gonfle encore d’orgueil les mystiques des mirages prolétariens, représente une menace réelle pour une majorité obligée de suivre, de faire semblant. 



 Revenons à nos moutons qui, avec les chèvres, sont d’autant plus interdits de pacage dans la forêt qu’elle est récente, formée de jeunes plants, tels ceux peut-être qui ont servi pour la palissade. Mamé avance sans bruit. Il fait sombre entre les épicéas (smrki / sapin = jedle) mais elle connait par cœur le trajet vers ce chemin qui donne sur la route de Kralovice. La partie épaisse où il faut se garder des branches basses qui cinglent le visage s’éclaircit au niveau des dômes des fourmis rousses (mravenci, les fourmis). Un peu plus loin, en limite d’une pessière plus âgée, c’est une zone spongieuse, de mousses traîtres, peu engageante même l’été : on craint de noyer ses chaussures pour clapoter ensuite dans les chaussettes trempées alors que la sortie aux champignons commence à peine. Je pourrais en parler autrement, en évoquant le petit ruisseau qui en aval borde le jardin, retenu qu’il est par un joli barrage de terre glaise, tels ceux que construisent les enfants, toujours dans les dessins de Lada. Mais laissons-là le miracle des sources puisqu’il importe de rassasier les moutons pour épargner la réserve de foin. Le voici,  le chemin, à dix minutes seulement de la maison. Il délimite une trouée plus intime que la saignée de la ligne à haute tension (drat-a... mais peut-être disions nous "linka") où il n’est pas interdit non plus, de mener les moutons. A l’opposé du tapis d’aiguilles sous les arbres, ici l’herbe pousse haut : la ressource ne doit pas être négligée avant la première neige. « Stara », la vieille brebis broute devant, suivie de « Mala », la menue, et du petit troupeau. Attention cependant au « beran », le jeune bélier, prompt à vous encorner le postérieur, dès qu’il vous voit distrait... Encore un jaloux !



A quoi peut bien penser babi¹ka, dans la quiétude du pâtre quand les bêtes paissent en paix ? Elle pense à son aîné qui vient rarement maintenant qu’il a déménagé à Litomĕřice. Elle pense à sa fille, si loin sur les rives de la Méditerranée, en France, qui tarde à répondre à sa lettre. Si encore elle était à Strasbourg... Plus terre à terre, elle suppose que la journée de dĕda, grand-père, se passera sans anicroche : il y a tant à faire, même sans le jardin et le verger, avec tous ces animaux à soigner, à nettoyer, les corvées de bois, de charbon, un bricolage qui ne saurait attendre, le vuzej¹ek des courses qu’il faut tirer jusqu’en haut du village. Mamé fait toujours passer les siens avant. Si elle a du caractère, ce n’est pas plus pour se mettre en évidence que pour se faire plaindre.

Une voiture passe non loin et la ramène sur terre. La forêt en étouffe le bruit pour le détendre ensuite, longuement entre ses hauts fûts, jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un murmure qui monte, distant. Comme elle s’est tournée spontanément, un détail étrange éveille alors ses sens. Cette masse sombre contre le grillage censé protéger la faune sauvage d’une circulation même rare ? Qu’est-ce que ça peut être ?    
Laissant ses bêtes, elle s’approche. Oh ! c’est une chevrette prise dans le fil de fer, étranglée, encore tiède ! Mamé en perd sa sérénité. Nous parlions des droits historiques des serfs et vilains dans la forêt. Et bien, cela reste toujours un crime de s’emparer du gibier. Il faut, sous peine de lourdes sanctions, ne parlons pas du braconnage, le porter sans délai au siège de la « Komunisticka strana » ou d’une « vlada », une instance locale (quitte à me tromper, je cite ces mots qui ont marqué mes vacances là-bas). En France, on vous ferait croire que cette viande recherchée serait susceptible d’améliorer les menus des vieux à l’hospice ? Sauf que... charité bien ordonnée dit-on... Et puis, cet instinct qui pousse l’homme à prélever ce que la nature veut bien lui céder avant qu’un semblable ne s’en saisisse... Grand-mère n’hésite pas longtemps. Sondant le silence, elle s’assure qu’aucun témoin n’est présent, qu’elle est bien seule, avant de décrocher le chevreuil. Tremblante à l’idée de ce qui pourrait arriver, elle le traîne sous le couvert protecteur, décrit une boucle malgré les rameaux qui griffent, avant de revenir vers le fossé bordant le chemin pour cacher le butin sous des branches, contre un taillis de saules. 

« Stara, Mala tak pojte ! » Les brebis ne se font pas trop prier et grand-mère se retrouve vite devant la palissade, passe derrière ses bêtes, referme l’accès à guillotine et rentre les brebis avant de monter chez elle.

Dĕda prend son déjeuner à la cuisine. La radio débite ses litanies monocordes de propagande (1). Elle lui pose la main sur le bras, se garde des murs qui auraient des oreilles et raconte sa rencontre, tout bas, tant la crainte justifiée d’une mésaventure tragique reste présente. Le souvenir des procès de Prague plane, avec ses ramifications de haine entretenue jusque dans les écoles des villages les plus reculés. Alors, quand les puissants sont pendus au nœud coulant où eux mêmes ont passé tant de têtes, on sait que les petits peuvent disparaître du jour au lendemain, sans laisser de trace, sans qu’il n’en reste un remous... 

Tonton est arrivé de l’usine sur sa Jawa rouge, par cette même route dans la forêt, peut-être après avoir aligné deux journées en une seule (Stakhanov aussi reste emblématique du totalitarisme stalinien). Tonton, donc, est aussitôt mis au courant et renseigné sur la position exacte du taillis de saule. Un plan simple est arrêté. A la faveur de l’obscurité, la nuit tombe tôt en cette saison, il irait chercher le chevreuil par le même chemin, en prenant garde de ne pas être attendu.
Ce qui fut dit fut fait sans que la fatigue liée aux coulées d’acier et à la bière même légère (2) censée réhydrater le corps du fondeur, ne fasse, dans la nuit, trembler le couteau affûté du dépeceur (3). Si, dans le village, la famille, les alliés en ont profité, chacun sut heureusement tenir sa langue sur la provenance du gibier et la mémoire n’a gardé que le souvenir attendri et goûteux de cette chair apprêtée en svíčková, comme le filet ou l’aloyau de bœuf, accompagnée, il va sans dire, de knedlíky, avec deux cuillerées de groseille sur le côté, du sucré-salé, de l’aigre-doux, du parfum et du goût comme l’a la vie pour chacun de nous.

(1) Avant, au village, le dimanche nous avions droit à cette propagande de slogans à rallonge, déversée par les hauts-parleurs, sur un ton grave à en devenir lugubre, pour vous donner une idée, à l’opposé de la rengaine aiguë et dansante accompagnant le fourmillement incessant du peuple frère vietnamien.
(2) « lehké » en tchèque ?
(3) sa maîtrise pour le travail de la viande fait qu’on se dit toujours qu’il était plus fait pour la boucherie que pour les métiers du bâtiment ou de l’industrie lourde. 

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