mardi 13 janvier 2015

UN GARÇON MEUNIER / Fleury d'Aude en Languedoc

Notre curiosité pour le dictionnaire topographique de Sabarthès nous a rappelé l’importance des céréales et de la meunerie, chez nous, avant que la vigne, de meilleur rapport ne remplace le champ de blé. Quoi qu’il en soit, de tout temps, la consommation de pain, aliment historique, est restée primordiale. On en mangeait encore beaucoup dans les années 50 - 60 quand le gros pain taxé de quatre livres se vendait au poids et que le boulanger rajoutait, si nécessaire, un morceau sur la balance (je suppose que si le pain pesait davantage, il devait en enlever).
Reprenons notre histoire de farine, au milieu du XIXème siècle, lorsque les moulins alentour desservaient les boulangers du village parce qu’une affaire tragique, justement, eut pour cadre le moulin de Fleury.
En voici une version romancée, écrite par mon père, François Dedieu, pérignanais de toujours. Je pensais qu’elle figurait dans son livre « Caboujolette », même si les mentions antérieures à 1870 dépassent le cadre de l’ouvrage. Erreur. Quel trou de mémoire de ma part en tant qu’éditeur, même fortuit, du diptyque sur Fleury comprenant aussi « Le Carignan » ! L’affaire du moulin de Fleury fait l’objet d’une nouvelle à part, la voici, en épisodes, avec l’autorisation de l’auteur.

1. Un moulin productif. Un meunier bien installé mais qui a du mal à garder ses employés.

UN GARÇON MEUNIER

- Tu es de Fleury ?
- Oui, Monsieur.
- Et moi, tu vois, je suis de Salles. Nos deux villages se touchent presque.
Mais mon grand-père, lui, habitait à Fleury. C’était même le dernier meunier, au moulin qui se trouve au début de la route de Vinassan, sur la droite, après le cimetière.
Ainsi commença Monsieur Carrier, alors en clinique à Narbonne dans la même chambre que mon fils. Ce dernier, à qui le docteur Deixonne venait d’enlever des verrues plantaires au bistouri électrique, était là provisoirement, dans l’attente d’une chambre individuelle, afin de ne plus partager celle d’un octogénaire.
Or, quand je lui annonçai qu’il avait une chambre libre, quel ne fut pas mon étonnement de l’entendre dire : « Non, papa, je préfère rester ici avec le ‘papet’ ; il m’empêche de ‘languir’, m’apprend à tricher aux cartes (oh !), et surtout il me raconte des histoires du village. C’est trop intéressant. »
Et voilà comment j’appris moi-même la véritable histoire du dernier meunier que connut Fleury.
Sur une petite hauteur dominant le village se dresse encore la tour trapue que nous appelons simplement « le Moulin ». La famille prétendue belge qui venait de l’acquérir pour une bouchée de pain voilà une vingtaine d’années en a conservé l’aspect extérieur et avait aménagé le dedans pour en faire une petite résidence secondaire au milieu de quelques pins, du romarin, et de trois ou quatre touffes de notre lavande aspic qui sent si bon.
Vers le milieu du dix-neuvième siècle, les ailes du moulin, aujourd’hui disparues, tournent encore au bon vent du Cers lorsqu’il n’est pas trop violent. La petite maison du meunier se blottit en contrebas sur la colline, et son toit de tuiles jadis rouges et mangées par une mousse verdâtre touche presque le bas de la tour.
Léon le meunier et sa femme Augustine ont déjà une belle famille : cinq enfants encore jeunes, deux garçons et trois filles. L’aîné, Alphonse, qui va sur ses douze ans, prendra peut-être la suite du père. Elodie n’a que six ans et commence à fréquenter l’école des sœurs qui donne sur la Placette de Fleury, pas sur la Grand-Place Saint-Martin près de l’église du même nom, celui du saint patron de notre village ; non, la toute petite place tout en haut de la rue des Pénitents blancs. Albertine, elle, n’a que quatre printemps, Emilie en a trois, et Maurice, le benjamin, vient à peine de souffler sa première bougie.
Le métier a certes encore quelque avenir. Pourtant, les champs de céréales, blé et avoine surtout, orge aussi, cèdent le pas, peu à peu, à la vigne qui tend à supplanter toute autre culture. Malgré tout, la voilure des ailes a été remplacée, réparée la charpente mobile du toit conique. L’ensemble peut tourner à présent sans problème pour offrir à notre Cers, le vent du nord-ouest parfois violent et froid que d’aucuns s’entêtent à nommer tramontane (nous ne sommes pas en Roussillon, que diable !) le meilleur angle d’attaque pour que les pales donnent leur maximum de rendement. Quant à l’étamine de soie du blutoir, elle est toute neuve. Bref, le moulin de maître Léon est en règle comme au début de chaque campagne annuelle.
Sylvestre, le garçon meunier qui loue une chambre au village, porte bien ses vingt-deux ans. C’est un grand brun aux yeux d’un bleu profond, portant moustache et toujours bien mis. Ses biceps sont impressionnants, surtout quand il retrousse les manches de sa chemise claire, ou qu’il a passé son tricot blanc ajouré de meunier, voire lorsqu’il se met torse nu, ce qui lui arrive constamment avec les chaleurs.
Toujours célibataire, il en a fini avec le service militaire : il a tiré un bon numéro et en a été heureusement exempté. Sinon, il ne serait pas encore de retour à la vie civile. Oh ! bien sûr, il aurait pu en théorie, dans le cas contraire, se faire remplacer par un autre, mais il eût fallu payer cette « exonération », comme ils disent, donner selon la loi une compensation pécuniaire, et alors bernique ! il n’avait pas le sou. Oui, il en a eu, de la chance, et lorsque le meunier a cherché de l’aide, Sylvestre a eu encore la possibilité de venir s’embaucher au moulin.
Une chance, encore ! Deux ou trois cents mètres de chez toi, se dit-il, et te voilà rendu sur ton lieu de travail : c’est le rêve, non ? Et puis bien payé avec ça, nettement mieux en tout cas que pour tes camarades qui vont tailler la vigne dans la saison froide pour vingt-cinq sous par jour, ou même labourer pour deux francs.
D’ailleurs, il a toujours eu peur des chevaux, et de loin en loin survient un accident mortel qui donne à réfléchir. Tiens, la semaine dernière encore un malheureux n’a-t-il pas été écrasé par la roue de sa charrette lourdement chargée de barriques de vin, à la descente de la route des Cabanes, à deux kilomètres du village ?
Pourtant, il n’est pas toujours de bon poil, Léon, le meunier. Il a aussi son caractère, tiens ! Bertrand, le berger, le sait bien, qui se fait régulièrement réprimander pour traverser avec ses moutons les quelques champs et deux ou trois prés que le meunier possède dans la plaine de l’Aude, au pied de notre belle colline qui s’emplit de senteurs printanières, la Clape. Il faut ajouter pour être juste que la colère, pour violente qu’elle soit, lui passe assez vite. Sylvestre a maintes fois subi son courroux. Il y a peu de temps encore ce fut une véritable bourrasque, un déchaînement brutal et incontrôlé. Le meunier deviendrait-il fou ?
Sylvestre revit ce dernier esclandre. « Tu ne soignes pas ton travail. Je t’ai mille fois répété qu’il fallait nettoyer plus souvent l’auget sous la trémie, le sabot, quoi, sinon comment veux-tu que le babillard l’agite comme il convient et que le grain tombe régulièrement dans l’œillard de la meule courante ? – Mais, patron… - Il n’y a pas de mais ! Et je ne te parle pas de la bluterie. Les tamis ne sont pas souvent bien nets, tout va à vau-l’eau. Qui m’a fichu un fainéant pareil, une telle tête en l’air ! Sylvestre, ça finira mal ! Tu ne feras jamais rien de bon dans la vie, si tu continues ! »
Cette fois, Léon a dépassé les bornes. Et Sylvestre est parti.

3 commentaires:

  1. François Dedieu a précisé :
    "Le moulin dit "de Fleury" porte le nom de "moulin de Montredon".

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  2. Merci papa... Du coup, j'ai repris la topographie de Sabarthès pour réparer mon oubli (ce ne doit pas être le seul !). Le dictionnaire précise en effet : " MONTREDON, moulin à vent, commune de Fleury 1495 (arch. nat. P 1859) / Montredon, moulin à vent, 1807 (arch. Aude, M, statistique communale).

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  3. La carte des Cassini père et fils (181 feuilles publiées entre 1756 et 1815) ne mentionne pas le moulin de Montredon dit «de Fleury / 59 m.). Par contre, figurent un moulin à Fontlaurier (Le Phare ?), celui de la Combe d’Alprat sur la crête St-Pons - Besplas (Château d’eau actuel ?) et sur le versant sallois, ceux de Faysseferrals (ou Taysseferrals), de la Lauze, et plus à l’ouest, du côté des Caunelles, surplombant les Jasses, celui, ruîné, de la Moulinasse tous mentionnés dans le dictionnaire de Sabarthès.

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